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" In the museum you can decide how close to be to the art. But in life you can’t control the art." [1]
La question essentielle que pose tout projet artistique dans l’espace public est : l’art peut-il exister en dehors des lieux qui lui sont consacrés ?
Peut-il y exister sans se perdre, s’abà®mer, se désactiver ? Voire, plus positivement, que peut-il éventuellement gagner ou engager comme mutation qualitative dans ce transfert contextuel ? Dans les années 1960, l’investissement de la rue par les artistes répondait en grande partie à une nécessité anti-institutionnelle, le musée, sclérosé dans ses modes de monstration, s’avérant soudain inadapté à l’explosion des nouvelles formes de la création. Aujourd’hui que l’on sait que le musée peut tout absorber, tout valider, pour le meilleur ou pour le pire, l’art n’a plus besoin d’investir l’espace public de manière réactive mais plutôt de manière active. Soit, pour des projets spécifiques, dont une confrontation à une certaine réalité sociale apparaà®t nécessaire et urgente. C’est dans cette perspective qu’il s’avère le plus intéressant.
Les réflexions qui suivent, volontairement énoncées de manière très affirmative, sans justification, sont articulées autour de quatre notions fondamentales pour moi dans une appréhension critique de l’art dans l’espace public : l’espace, le temps, la morale, la passion [2]. Souvent évidentes, ces idées m’ont été inspirées par plusieurs expériences, exemplaires pour moi dans les enjeux que supposent la présence d’oeuvres d’art spécifiques dans l’espace public, dont :
Domaines publics : une exposition que j’ai organisée en collaboration avec Aurélie Voltz et François Piron en 2001, qui consistait en l’invitation d’une dizaine d’artistes à intervenir dans les mairies d’arrondissements de Paris, au sein des espaces publics : salle d’attente, halls, bureaux d’état civil, couloirs, etc. Prenant en compte le caractère architectural, politique et symbolique mais aussi devant intégrer les activités quotidiennes de ces lieux (en période électorale), ces oeuvres spécifiques jouaient toutes différemment sur cette zone de contact direct entre l’idéal et la réalité démocratiques.
Musée Précaire Albinet : oeuvre dans l’espace public de Thomas Hirschhorn réalisée à l’invitation des Laboratoires d’Aubervilliers. Construit au pied d’une barre d’immeuble, le Musée Précaire Albinet a présenté pendant huit semaines des oeuvres majeures de Duchamp, Malevitch, Mondrian, Dali, Beuys, Le Corbusier, Warhol et Léger, et les a activées quotidiennement au rythme d’expositions, de conférences, de débats et d’ateliers d’écriture, d’ateliers pour enfants, de sorties et de repas communs. Le Musée Précaire Albinet, qui a nécessité 18 mois de préparation, a été construit et a fonctionné avec l’aide des habitants. Les oeuvres provenaient des collections du musée national d’Art Moderne et du Fonds national d’art contemporain.
le travail de Ben Kinmont : prenant souvent la forme d’enquêtes et de collectes de témoignages, le travail de l’artiste américain interroge directement les possibilités d’envisager l’action sociale comme une pratique artistique en impliquant dans sa réflexion un public local sollicité. Il s’agit de contester en actes, en formes et en paroles les frontières troubles séparant la pratique artistique de l’action politique et sociale, oeuvrant hors du secteur structurel de l’art en restant essentiellement focalisé sur des problématiques artistiques.
1 -L’ESPACE
L’espace public n’est pas l’espace de l’art.
Il ne doit pas être considéré comme simple extension du musée ou de la galerie.
Il n’est donc pas à investir, à habiter, encore moins à occuper. Il restera toujours un espace "à partager".
L’espace public est essentiellement incompatible à l’art, en tant qu’espace du commun face à la sphère du subjectif (l’art), espace de la cohabitation de tous contre celui de la décision d’un seul.
L’oeuvre dans l’espace public vient toujours perturber une situation existante et questionner sa propre identité en tant qu’oeuvre.
L’espace public est un espace difficile, ingrat, résistant.
Il ne sera jamais un territoire passif ou neutre.
L’espace public n’est pas la nature, il ne peut donc pas être le support d’un "land-art" urbain, autonome, mutique et déshumanisé.
L’espace public, de par son énergie de vie, est le lieu le meilleur et aussi le pire : celui de l’inconfort, de l’imprévisible, du chaos. On n’y est jamais chez soi. Toute intervention y reste hors de contrôle.
Dans l’espace public, il faut accepter la possibilité exceptionnelle d’une confrontation inédite, brutale, spontanée avec l’art, mais aussi, et dans le même temps, le rejet, l’indifférence, le mépris.
L’art dans la ville n’a pas besoin de prendre l’urbain comme sujet ou motif pour en proposer une réflexion spécifique.
Venant contester l’art sur ses frontières ontologiques, l’espace public reste un lieu passionnant pour l’art.
2 - LE TEMPS
Le temps d’un projet dans l’espace public n’est pas le temps de l’art.
Un projet dans l’espace public doit rester limité dans le temps.
Néanmoins, il nécessite une attention et un temps de préparation très importants.
L’espace public requiert une connaissance de terrain qui ne se fait pas sur plan mais sur place.
Ce temps de préparation est ingrat, au sens o๠il est nécessaire mais jamais suffisant, car quoi qu’il arrive, la réalité du projet contredira toute prévision, toute logique préétablie, en terme de mise en oeuvre et de réception de l’oeuvre.
Un projet artistique dans l’espace public, en tant qu’il se confronte à une réalité donnée, peut avoir des implications très longues dans le temps, qui ne sont pas mesurables.
Il relève de l’expérience, c’est une aventure, mais indéterminée : on sait comment elle commence, mais jamais comment elle finira.
Dans l’espace public, l’oeuvre est mouvante, contestée, dynamisée, donc vivante.
En ce sens, l’art dans l’espace public est toujours un art de la performance.
Sa force viendra aussi de sa capacité de résistance à la disparition.
3- LA MORALE
Les questions éthiques d’un projet dans l’espace public sont plus aiguà« s que dans le monde de l’art, car il intervient dans l’espace du réel.
Les méthodes employées et leurs conséquences engagent la responsabilité de l’artiste, mais aussi celle du curateur.
Faire un projet dans l’espace public ne doit pas relever d’une opportunité mais d’une décision.
Un tel projet ne doit néanmoins pas devenir efficient autre qu’artistiquement. C’est sa priorité.
Les conséquences sociales d’une oeuvre dans l’espace public n’expulsent pas l’oeuvre hors de son champ artistique mais éventuellement élargissent ce champ. (Car l’artiste ne saute pas par-dessus son ombre).
Son irréductible logique artistique peut éventuellement choquer la morale sociale, politique ou économique d’une situation donnée.
Dans l’espace public, l’artiste ne doit pas être un offreur de services.
Un projet intéressant tombe toujours mal, n’est jamais attendu, doit souvent être toléré.
Il nécessite souvent le dialogue et l’explication (mais pas la justification).
L’artiste doit savoir s’adapter à un contexte sans s’y plier, le comprendre sans y répondre, décider sans transiger.
Un bon projet dans l’espace public restera toujours subversif, et cette subversion est double : vis à vis de l’art et vis à vis de l’espace public.
Il s’agit de préserver l’autonomie et l’intégrité de l’art là o๠tout vient la contredire.
4- LA PASSION
Pour programmer des projets dans l’espace public, il faut solliciter des artistes qui ont un intérêt réel pour ces lieux.
L’espace public demande un engagement exceptionnel de la part de l’artiste et du curateur.
Dans l’espace public, l’artiste n’a aucune obligation de résultat, mais une obligation de moyens.
L’espace public ne doit pas être qu’une possibilité parmi d’autres mais une nécessité et une urgence pour l’oeuvre.
Un projet dans l’espace public doit éviter d’avoir l’air parachuté à un endroit.
Il doit engager un rapport inédit avec ses spectateurs fortuits ou sollicités.
Un projet intéressant suppose une réelle passion pour l’expérience, pour la confrontation immédiate et aussi pour le risque.
Un bon projet dans l’espace public ne "fonctionne" jamais, et demande donc une certaine humilité.
Il requiert une lucidité particulière, mais aussi une détermination qui laisse peu de place à l’hésitation.
Un projet dans l’espace public peut être très simple dans ses objectifs, ses conséquences seront toujours extrêmement complexes.
Guillaume Désanges
(réadaptation d’un texte ayant paru à l’occasion de la manifestation "Madrid Abierto 2007")